Mort, éteint, fini. Un retour au sources : la poussière. Physiquement, mon corps invalide traîne toujours misérablement dans le sable du théâtre de ma vie passée; mais, en coulisses, dans un monde que personne ne soupçonne d'exister de son vivant, une deuxième scène, que j'habiterai pour l'éternité. Je l'ai découverte il y a peu - impossible de juger la durée exacte : dans ce monde, le temps ne s'écoule plus. Il continue son cours, paisible et simple, de l'autre côté; celui où s'épanouissent encore mes camarades d'infortune, subissant le mal et la terreur qu'autrefois (il y a quelques secondes ? plusieurs années ?) j'ai subie. Ici, c'est plutôt calme. On ère. Notre âme virevolte, sans but, s'éloigne, se rapproche, s'élève, danse, ou du moins en a l'air, vu qu'il me semble que l'espace est aussi insignifiant que le temps. On ne se rend pas compte de la population habitant ici, qui doit pourtant être élevée; mais dans un monde à la fois infiniment grand et petit, à quoi s'attendre ? Tout n'est que brouillard. En réalité, la Mort s'illustre bien différemment que ses représentations que nous pouvons nous faire de l'"autre côté" : la religion imagine un paradis et un enfer, respectivement lieu de plaisance et de souffrance, où les âmes accueillies sont aiguillées vers l'un ou l'autre en fonction de leur passé. Ou c'est ce qu'il me semble : j'ai été athée toute ma vie, mais je m'éloignais bien de la vérité également. Je n'aurais jamais imaginé devenir conscient, me sentir, me mouvoir, m'entendre. Mais est-ce pour l'éternité ? Ça sera long à déterminer. Une question me vint soudainement à l'esprit : vais-je m'ennuyer ? Une éternité à penser, sans vraiment faire grand chose de constructif physiquement parlant (n'allez pas croire que penser est superficiel), est assez repoussant aux premiers abord. Pourtant, elle ne semble pas si déplaisante que ça : chez les vivants, certains hommes y ont consacré leur vie : de grands philosophe. Peut-être vais-je m'y faire. Peut-être est-ce déjà fait. D'ailleurs, c'est étrange : je ne parviens plus à penser à des choses qui se réfèrent à du contenu matériel du côté "arme à droite". Seule la pensée la plus pure me vient à l'esprit; même pas des mots, mais des idées, des concepts, qui s'amoncellent, s'imbriquent, pour former un tout que voici. Impossible de me rappeler de sons, d'images, ni même d'une quelconque sensation. Le temps passe. Des heures, des minutes, des années ? Peu importe, il avançait inexorablement, déterminé à en finir. En finir de quoi ? Nul ne sait. Mais je m'en rend compte, et j'en ai la preuve que voici. Je vous ai passé sous silence mes longues et vaines pensées, mais -et ce n'était pas le cas avant- la chose suivante arriva. Je voyais. Voilà maintenant un petit moment que je vois. Me serais-je trompé sur le compte du temps ? Peu importe, et je ne vais point vous faire languir plus : ce que je vois est immense. Tellement grand que ça remplit l'intégralité de mon champ de vision. C'est très flou, et marron. Mais quoi ? Peut-être que je vais le découvrir plus tard. Le temps passe dans cette ancienne cité oubliée - ainsi j'ai baptisée ma nouvelle demeure. Le flou du marron se dissipe peu à peu. C'est très intriguant. Quoique j'y découvre, je ne m'imagine pas être déçu. Ici, dans les abimes même de la mort, un édifice, une image, ou quoi que ce soit d'aussi massif ne peut être que d'une importance rare. Mais je prends mon mal en patience. Le flou se précise, lentement, mais d'une manière aussi sûre que le temps. Vers la gauche, une grosse tâche sombre a fait son apparition, tandis que, vers ma droite, une colonne d'une couleur légèrement plus claire que le reste. Des couleurs apparaissent; des tâches se divisent; c'est un ballet multicolore qui s'anime devant moi. Les choses vont bon train. Une sorte de colonne claire vers la droite. Des lignes horizontales rouges, brouillées, à gauche et en bas. Des couleurs qui se précisent. Tiens, voilà que la colonne de droite se divise en une dizaine de lignes de longueurs variées, présentant chacune une tâche rouge, jaune ou encore verte. C'est peut-être mon imagination - je ne sais pas si j'en ai encore une - mais la grosse zone sombre semble représenter un cadavre aux traits résolument humains. J'ai du être choqué pendant ma vie, dans laquelle j'étais confronté à de telles scènes au moins une fois par jour. Une simple rêverie. Mais, et là enfin la donne se précise, j'avais raison. Un cadavre est bel est bien représenté - le doute n'est plus permit - et c'est en réalité plus inquiétant que ce que je croyais. Ces derniers temps, je prêtais plus attention à cette multitude de lignes horizontales, marron pour la plupart, éparpillées de manière organisée vers la droite et le bas du cadavre, et ce fut le choc en redécouvrant cette zone : le cadavre ressemble étonnement à moi-même, lorsque j'étais encore en vie ! Serait-ce moi, de l'autre côté de la frontière que j'ai franchie ? Le temps m'apporte la réponse. Oui, c'est bel et bien moi : malgré le léger flou restant, j'en suis persuadé. Les cheveux en bataille, une belle morsure sur le torse. Je cherche une raison, mais point m'en vint. Le clair étant fait là -dessus, je passe à l'étude de ce qui entoure. Du texte ! Des mots ! Je reconnais la forme des composants de notre cher alphabet ! Chose étrange, certainement. Je n'aurais jamais cru que je retrouverais ici un élément aussi résolument ancré de l'"autre côté". C'est encore trop brouillé pour lire, mais c'est déjà un beau pas en avant. Quelle surprise m'attend ? Du français, ma langue maternelle ? Ce serait le comble de l'absurde. Je me demande si toute la population des morts voit ce que je vois, ou si la vision est adaptée à chacun. Non, seul le deuxième cas est possible : pourquoi mon cadavre serait-il représenté plus qu'un autre ? Je n'ai pas eu un passé très glorieux, enfin, pas assez pour être qualifié de demi-dieu ou tout simplement de héros. Peut-être n'avais-je pas le cœur assez grand, peut-être ne donnais-je pas assez aux autres. Des mots sont désormais perceptibles. Et, comme je l'attendais, c'était du français, tout comme un espagnol aurait eu de l'espagnol. J'en déchiffre certains, avec maux toutefois : pendant, maisons, sûrement, aide, incarner... Aucune signification me vient à l'esprit. Mais, quelques minutes plus tard, j'ai enfin la réponse à toutes mes questions. J'ai enfin compris ce que je voyais, et, si j'en avais encore, je sourirai de toutes mes dents. Je suppose que vous allez en faire autant quant vous allez avoir la clé de l'énigme. Mais, avant tout, vous devez vous demander comment ce texte vous est parvenu. Je l'ai écrit, de ma propre main, car j'en ai de nouveau une. Pourquoi ? J'ai été réincarné. Je ne vous ferais pas plus attendre. Cet étrange vision maronné... ...c'était mes pictos reçus ! |